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Portraits : regards croisés sur l’identité. Emmanuelle Guerin

Portraits : regards croisés sur l’identité

La réalisation d’un portrait est une opération complexe qui implique au moins quatre niveaux de questionnements sans lesquels on n’est en mesure de saisir tout l’intérêt du produit fini. En premier lieu, il convient de se demander qui réalise le portrait ? A quelles fins ? Avec quelles connaissances du sujet ? Quelles expériences de la réalité du monde dans lequel évolue le sujet permettent d’en appréhender toutes les subtilités ? Ces questions n’ont de sens que si ces mêmes questions sont posées du point de vue du sujet : comment le sujet se représente-t-il lui-même ? Comment appréhende-t-il le cadre de la réalisation de son portrait ? Quels éléments va-t-il, plus ou moins consciemment, mettre en avant compte tenu de cette appréhension ? Quelle volonté de s’ouvrir à l’autre ? Au-delà du subjectif, on doit aussi s’interroger sur l’influence des références communes : dans quelles mesure celui qui réalise le portrait n’est pas contraint par une série de facteurs nécessaires à l’intelligibilité de sa réalisation ? Dans quelle mesure le sujet donne-t-il à voir de lui ce qui est communément partagé pour être compris ? Enfin, le portrait lui-même est source de questions : pourquoi cette forme et pas une autre ? Que dit le produit fini de la réalité insaisissable dans l’instantanéité des interactions ? Toutes ces questions révèlent la difficulté de saisir la notion d’identité. Il n’y a pas d’identité en soi, mais des représentations nécessairement empruntes d’intentions contraignantes s’inscrivant dans une interaction sociale. Faute de pouvoir définir de façon stricte et exclusive ce qu’est l’identité et comment parvient-on à la cerner, on peut faire l’hypothèse que, pour s’en approcher, pour en éclairer certains aspects, le croisement des regards sur la question s’impose : en l’occurrence, ici, il s’agit de se demander comment et pourquoi le sociolinguiste et l’artiste peuvent collaborer.

 

Toute tentative de cerner l’humain dans ses pratiques place au centre de la réflexion la question de l’identité. Notion complexe et relative au point de vue que l’on adopte et aux perspectives que l’on se pose, celle-ci est bien souvent réduite à une série de traits quantifiables et comparables. Il s’agit en fait de faire reposer la définition sur des catégorisations pensées en amont (l’âge, le sexe, la classe sociale, l’origine ethnique…) à partir desquelles se dessinent les portraits des individus auxquels on attribuera telle ou telle qualité compte tenu de tendances observées. Cette approche de l’identité permet d’aborder, dans une certaine mesure, la réalité des communautés mais à un niveau d’analyse macro excluant un aspect, pourtant essentiel, l’autonomie des individus et leur rapport, chaque fois particulier, à leur environnement. Ainsi, il y aurait deux définition de l’identité : celle mettant en lumière des traits caractéristiques qui permettent de penser les individus comme appartenant à un groupe (les femmes/les hommes, les enfants/les adultes, les pauvres/les riches, les Hommes/les animaux,…) et celle qui, inversement, marginalise les individus. Kaufmann (2004) renvoie à l’idée d’ « identité collective » vs « identité individuelle ». Ces définitions sont-elles nécessairement exclusives ? N’a-t-on pas affaire à deux processus identitaires imbriqués ? Toute la complexité de la problématique soulevée réside dans le rapport qu’entretiennent ces deux angles d’approche de l’individu. On aborde ici l’enjeu et la pertinence de la notion bourdieusienne d’ « habitus » : « l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi longtemps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient ou de l’individu et de la société. » (Bourdieu, 1980, p. 92). On trouve chez Kaufmann l’argument d’une perspective décloisonnante en envisageant le collectif comme une « ressource » à l’existence individuelle : l’individu « ne fait que reformuler à sa manière des définitions, enchainements cognitifs et systèmes de signification déjà établis par ailleurs. » (2004 : 121). Partant de l’hypothèse que ce rapport est effectif, qu’un regard au-delà des « alternatives ordinaires » est possible, on peut dès lors envisager un dialogue entre la subjectivité de l’artiste et l’objectivité du chercheur. Tout deux en quête d’une représentation de la réalité à travers l’esquisse du portrait, ils se distinguent à priori par les contraintes imposées par leur statut : l’un motivé par la captation de la réalité telle que ressentie au moment de son interaction avec le sujet, l’autre dévolu à rendre compte, vainement, de la réalité absolue. Néanmoins, tout portrait, quelle qu’en soit sa destinée, dit de l’individu son originalité autant que sa ressemblance aux membres du groupe auquel il appartient de fait.

La lecture du tableau de Picasso, La femme à la cithare (1911-12), porte-flambeau du cubisme dit « hermétique », est un parfait exemple de la nécessité de recourir à des éléments d’objectivation même lorsque la démarche de l’auteur du portrait tend vers un renoncement au figuratif au profit de l’expression d’une reconfiguration subjective de la réalité. Sans entrer dans une analyse experte du tableau, son intelligibilité tient à des éléments qui permettent d’identifier le modèle en tant qu’il appartient à différentes catégories objectivables : la représentation d’une main humanise le sujet et, de façon moins évidente, on devine un sein qui le féminise. Par ailleurs, l’inscription « Ma jolie » au bas du tableau donne autant d’indices, cette fois linguistiques, pour inscrire cet être unique aux yeux du peintre et uniquement représenté dans une réalité catégorisable et objectivable (Flam & Bouniort, 1996). Les œuvres littéraires, en particulier les œuvres biographiques, sont en proie au même principe qui repose sur la représentation particulière d’un sujet particulier, ne faisant sens qu’ancrée dans un système de codes et de valeurs symboliques partagées. L’auteur d’un texte biographique est, de façon plus ou moins consciente, contraint par la subtile relation entre l’individu, son identité, et les normes qui organisent la communauté (Lévi, 1989). Il va de soi que le propre du domaine artistique n’est pas de donner une vision neutre de la réalité, les artistes réalisent des portraits, définissent les identités avec un souci esthétique qui se réalise dans la mise en scène de leur interprétation du monde et des individus. On ne reconnaitrait aucune valeur artistique à une représentation des individus qui ne serait pas emprunte du géni artistique de son auteur. La pure figuration n’est pas de l’art. Pour autant, quel que soit le moyen d’expression, l’artiste tente mais ne peut pas se détacher absolument d’un ensemble de savoirs et de codes communs pour signifier. Peut-être est-ce là l’origine du caractère mensonger de l’art qu’évoque Balzac, cité par Eigeldinger (1957 : 138) : « Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme ! Oui ! Qui dit art, dit mensonge… ». Il n’y aurait pas d’expression du ressenti de la réalité qui ne serait pas soumise au filtre de la socialisation. Ainsi, le mensonge ne reposerait pas sur le travestissement de la réalité par l’artiste mais, au contraire, sur l’imprégnation de celle-ci dans son œuvre.

 

Si l’artiste tend par sa création à s’en libérer, le rôle du chercheur en sciences humaines est à l’opposé. Les catégorisations objectives ne sont pas des éléments secondaires qui s’imposent pour signifier, elles sont à la base de la signification. Ce n’est pas par amour, par haine ou parce qu’il est charmé par un informateur qu’un sociolinguiste observe et analyse sa parole mais parce que les traits de son identité, telle que socialement identifiable, répondent aux critères d’une pré-catégorisation. Inversement au portrait individuel de l’artiste qui ne peut pas ignorer certains attributs de l’identité collective, le portrait que peut dresser le sociolinguiste d’un sujet ne peut pas ignorer ce qui relève de l’identité individuelle. On ne peut pas se contenter de corréler tel ou tel phénomène phonétique, syntaxique, lexical, … à des catégories socialement identifiables. Les parcours et expériences de vie peuvent déjouer les prédictions (Henri-Panabière G., 2010) : rien n’empêche une personne issue d’une catégorie socio-professionnelle peu élevée, vivant en milieu rural et cloisonné, d’être passionnée de littérature, ce qui aurait pour conséquence une maîtrise de la langue normée sans doute supérieure à une autre, socialement privilégiée, mais qui n’ouvrirait jamais un livre. Même lorsque l’on tente de prendre en compte les spécificités individuelles pour une enquête, le cadre d’un travail de recherche semble contraindre les acteurs à mettre au second plan ce qui relève de l’unique, l’inédit, le non-reproductible. L’enquête présentée par (Ville & Guérin-Pace, 2005) en est un bon exemple : visant à « interroger les identités », ce travail de terrain qui s’est pourtant attaché à tenir compte des récits de vie, s’inscrit pour autant dans une visée quantitative. « Il s’agira de construire des indicateurs objectifs de positionnement dans l’espace social et des typologies des trajectoires de vie, et de les confronter à des indicateurs plus subjectifs du regard porté par les individus sur leur propre parcours. ». Ce sont bien les catégorisations qui précèdent les particularités. Certes, dans ce cas précis, les catégories sont affinées et vont au-delà des classes traditionnelles. Néanmoins, cela montre l’impossibilité pour le chercheur de considérer à priori la marginalité de chacun, ce qui l’oppose radicalement à l’artiste. Ainsi, la question faussement naïve de Grossman : « Se pourrait-il que seule existe l’identité sociale, garante de la cohésion et de la synthèse de chacun d’entre nous ? » (2009 : 3). Assurément, non. C’est pourquoi, depuis la fin des années soixante, en particulier à la suite des travaux de Hymes, la sociolinguistique s’est largement nourrie des travaux en ethnographie de la communication. « L’un de ses fondateurs, Dell Hymes, lui donne pour but de décrire et d’analyser les usages et les formes de la parole (speaking) dans toute leur complexité ethnographique. » (Heller & Boutet, 2006 : 8). Il est bien question de considérer la compétence de communication (Hymes, 1984) comme un trait définitoire des identités. Mais cette compétence est-elle suffisamment cernable pour que l’on puisse la mesurer au point d’en proposer une série de catégorisations aussi fiables que celles qui permettent la discrimination par le sexe, la profession, le lieu de résidence, etc… ? En fait, on peut poser l’hypothèse d’une réponse négative à cette question, notamment parce que, si la compétence de communication est un trait définitoire de l’identité d’un individu, alors il participe de son caractère dynamique. En effet, jusqu’à présent, seuls deux aspects du sens de la notion d’identité ont été évoqués : unité et ressemblance. Pourtant, pour reprendre Drouin-Hans (2006 : 18) extrapolant la définition du terme proposée par A. Lalande, un troisième aspect est indissociable des deux autres, la continuité (sur ce point, voir les débats autour de la question de la continuité, notamment exposé par Keucheyan, 2002). De la même façon que les cheveux blanchissent fatalement sans pour autant qu’on remette en cause l’identité d’un individu, la compétence de communication se développe (ou non) au gré des expériences de vie. Le parallèle avec l’évolution capillaire s’arrête ici car ce développement n’est ni inévitable ni prévisible. Certes, plus un individu avance dans l’âge plus il a de chance d’être confronté à des situations qui lui permettront d’élargir son répertoire linguistique et sociolinguistique. Néanmoins, tous les individus ne sont pas égaux face à l’ouverture au monde et donc à la décentration, condition au développement de la compétence de communication. Et cette ouverture au monde n’est pas strictement dépendante de critères sociaux. Ainsi, bien que conscient de la nécessité d’une approche ethnographique, le sociolinguiste soucieux de ne pas perdre de vue les catégories qui fondent l’ordre social, se trouve au cœur d’un conflit théorico-méthodologique. De là, se dressent des portraits soit incomplets, voire faussés, soit des portraits affinés mais qui, d’une part sont difficiles à construire et d’autre part interdisent toute tentative de généralisation tant ils rendent compte de la particularité des sujets (Gadet & Guerin, à paraître). Là encore, la difficulté à cerner l’identité réside dans la non prise en compte de l’imbrication des niveaux macro et micro : société et individu, pour le sociologue, langue et parole, pour le linguiste (Dubar, 2007). Pourtant, il y a une indéniable corrélation entre les deux puisque l’observation des individus, leurs usages langagiers et les représentations qui organisent ces usages, révèle que les échanges ne sont pas exclusivement contraints par des paramètres d’ordre pragmatique. On serait alors strictement au niveau micro de l’analyse où seuls compteraient les compétences des individus et la connivence qu’ils entretiennent. Les codes et valeurs sociaux qui relèvent du niveau macro de l’analyse pèsent, parfois plus que de raison (Guerin, 2011), sur l’élaboration du discours. Ainsi, on ne peut pas penser l’identité des individus uniquement en termes soit de positionnement social : ce qui reviendrait à penser que toute personne identifiée relativement à un statut social élevé actualise une forme de langue proche de la « forme légitime » (Bourdieu & Boltanski, 1975) et inversement. Soit, du point de vue de l’individu, puisque toutes ses compétences langagières ne sont pas à l’œuvre dans toutes les interactions : savoir parler verlan ne sera pas une compétence activée dans grand nombre de situations pour la réussite d’un acte communicatif, compte tenu de sa valeur sur le « marché linguistique ». Comme le souligne Goffman : « On doit être prêt à se rendre compte que la scène sociale de la parole, non contente de fournir ce qu’on appelle le « contexte », peut pénétrer jusque dans la structure même de l’interaction et la déterminer. » (1981 (1987) : 61).

 

Ainsi, l’élaboration d’un portrait qui se fonde sur la mise en lumière de l’identité d’un individu est une tâche problématique que l’on soit artiste ou chercheur. Dans tous les cas, c’est le rapport entre l’individuel et le commun qui n’est pas suffisamment pris en compte, faute d’éclairage sur la nature des influences mutuelles. Ainsi, même quand la démarche de l’artiste se veut « hermétique », entendons une représentation de la réalité reconfigurée très éloignée des codes communs, l’interaction entre l’artiste et le spectateur n’est possible qu’à la condition d’un recours plus ou moins explicite à des éléments constitutifs de l’ensemble des savoirs et représentations collectifs. Néanmoins, l’approche artistique de l’identité est autrement inaccessible : en étant dans l’impossibilité de se départir de sa visée objectivante, le chercheur ne saurait atteindre certains aspects de l’identité. D’une part, parce qu’il adopte une posture neutre qui ne lui permet pas de donner suffisamment de lui-même pour, en retour, obtenir du sujet qu’il s’ouvre à son tour dans une interaction connivente incitant à la réciprocité. D’autre part, parce que le principe de pré-catégorisation extrait du champ d’observation l’imprévisible en le limitant à des critères généralisables. « Il se peut (…) que, mieux que les philosophes ou les analystes, les artistes soient à même de nous aider à réinventer un rapport créateur à la fragmentation identitaire, non plus comme fermeture crispée, angoisse ou douleur, mais comme rire et jouissance. » (Grossman, 2009 : 4). Autrement dit, les deux approches, bien que s’inscrivant dans des perspectives différentes, sont complémentaires. Tel est le pari que nous faisons notamment dans une première expérience de dialogue : le projet Trous de mémoire, initié par Guykayser (site).

Il s’agit en fait de la rencontre de ce dernier et son équipe et d’un groupe de chercheurs, sociolinguistes, de l’Université d’Orléans. Le point d’ancrage de cette collaboration est la quête de la constitution de portraits d’habitants de la région orléanaise. Pour l’une des parties, il est question de la réalisation d’une œuvre se concrétisant en une « installation plastique et sonore interactive ». Pour l’autre partie, on cherche à enrichir, élargir, approfondir, affiner, un travail de recherche déjà entamé, ESLO (site), qui vise la constitution d’un corpus de données orales pour dresser un portrait sonore de la ville d’Orléans. Evidemment, les méthodologies sont propres à chacun et relatives aux contraintes assumées et objectifs nécessairement différents. Bien que débouchant sur une collaboration, la base du travail est posée par l’artiste et son projet. Trous de mémoire s’organise concrètement en plusieurs étapes :

a) Guykayser rencontre les habitants d’un quartier (« Le plateau Kennedy », Agglomération de Montargis) individuellement et leur propose de s’entretenir avec eux. L’objet de la discussion est une photographie personnelle, choisie par les informateurs, sur laquelle ils apparaissent. Il s’agit de faire raconter le souvenir qu’évoquent les événements représentés. Cet entretien est enregistré et une copie de la photographie est conservée par Guykayser.

b) A partir des photographies collectées, Guykayser réalise un montage donnant l’illusion qu’elles ne font qu’une. Précisément, la nouvelle photographie met en scène tous les informateurs les uns à côté des autres, comme pourraient apparaître des élèves sur une photographie de classe ou les membres d’une équipe sportive ou autre. Le cliché est alors tiré à taille réelle et, en lieu et place de chaque visage, des trous permettant à quiconque d’y passer la tête.

c) Parallèlement, Guykayser réalise un montage sonore de chaque entretien afin d’obtenir ce qui selon lui synthétise le récit du souvenir évoqué par la photographie d’origine. Ces extraits seront associés à chaque « trous » de sorte que, lorsque l’on y passe la tête, ils soient entendus. Par ailleurs, par le biais de logiciels dédiés, les extraits seront également vus, puisque pour chacun on propose une visualisation du signal sonore, de la transcription en mots, en syllabes, en phonèmes et un repérage des unités linguistiques qui semblent assurer l’homogénéité de l’ensemble des extraits. Ainsi, on cherche à mettre en avant l’individuel et le commun tant au plan visuel que sonore : à partir d’individualités, émerge un groupe qui fait sens.

d) L’ « installation plastique et sonore interactive » sera présentée dans le cadre du festival Excentrique 2012 (site). Guykayser présentera son travail et proposera à des anonymes d’incarner un des personnages représentés en lui prêtant son visage. Les personnes entendront et verront alors l’extrait du récit concerné par le personnage choisi. L’ultime étape de l’entreprise consistera en un recueil des impressions des personnes ayant accepté de participer. En fait, l’objectif est de leur demander à posteriori ce qu’intuitivement ils comprennent de l’identité du personnage incarné.

L’intervention du sociolinguiste, dans l’élaboration du projet, est secondaire et se limite à la transcription, l’analyse des extraits et l’entretien avec les anonymes ayant accepté de participer le jour de la présentation du projet. Néanmoins, il y a là matière à de nombreuses réflexions et à une ouverture des perspectives de recherche sur la question de l’identité. C’est en effet la possibilité d’obtenir des données auxquelles la position de chercheur ne permet pas l’accès. D’une part, les premiers entretiens menés par Guykayser diffèrent nécessairement des entretiens qui peuvent être menés dans le cadre d’un projet de recherche. Ce qui se joue dans l’interaction artiste-sujet ne pourra jamais se mettre en place dans une interaction chercheur-informateur, même s’il s’agit de personnes autrement connues. Il va de soi que ce que l’informateur va donner à voir de son identité dans la perspective de contribuer à un projet artistique ne peut pas être du même ordre que ce qu’il donnerait à voir dans le cadre d’un projet de recherche : même avec un réel travail d’immersion dans la communauté des informateurs, même avec une réelle connivence, l’informateur donnera à voir ce qu’il pense intéresser le chercheur. Dans les représentations, une telle interaction apparait comme évaluative et/ou informative, dans tous les cas, elle n’est pas ressentie comme celle qui se met en place avec un artiste. Il ne s’agit pas de considérer qu’on obtient des données plus intéressantes dans un cas ou dans l’autre mais qu’on a affaire à des données complémentaires. Par ailleurs, il est intéressant de regarder comment et sur quels éléments Guykayser sélectionne les éléments pour monter l’extrait qui synthétise selon lui le récit. Autrement dit, qu’est-ce qui constitue, pour lui, des éléments constitutifs de l’identité de l’informateur ? Confronté à l’intégralité des entretiens, le chercheur pourra à son tour, relevé ce qui lui semble être définitoire. La comparaison des synthèses, en concertation avec l’artiste, permettra peut-être d’éclairer davantage la définition de l’identité. Enfin, les seconds entretiens, avec les anonymes le jour de la présentation du projet, permettront d’apporter des éléments de réflexion quant aux idées communes, aux représentations partagées. Pourquoi attribue-t-on à tel récit telle identité ? Pour que cet aspect du travail soit pertinent, il faut penser un scenario d’entretien suffisamment ouvert pour ne pas induire de pré-catégorisation, ne pas faire dire aux personnes ce qu’on attend d’elles.

 

Cette première expérience de dialogue entre chercheur et artiste, bien, ouvre de nombreuses perspectives. Elle s’inscrit dans une dynamique de décloisonnement des champs disciplinaires rappelant l’indispensabilité du croisement des regards dès lors qu’on s’intéresse à l’Homme. Bien sûr, une telle démarche trouverait son accomplissement avec d’autres points de vue, celui du psychologue ou de l’historien par exemple. Cependant, la pertinence de cette collaboration naît de l’ouverture du cadre universitaire aux arts et inversement. Toute la difficulté réside dans le maintien des postures et fins de chacun tout en envisageant la complémentarité : il ne pourrait y avoir de projet artistique commandé par le chercheur ni de projet de recherche commandé par l’artiste. Il s’agit de penser une collaboration plus complexe où chacun trouverait sa place tout en comprenant, respectant, voire partageant l’intérêt de l’autre. Poser la question de l’identité comme lieu commun au chercheur et à l’artiste semble propice à un tel arrangement, chacun étant conscient de la complexité du sujet et de son champ d’action limité : nul ne sait cerner ce qui est unique, commun et dynamique à la fois. Cela n’empêche pas d’y trouver, dans des tentatives d’approches croisées, des éclairages mutuels.

 

 

– Bourdieu P. (1980), Le sens pratique, Paris : Editions de Minuit.

– Bourdieu P. & Boltanski L. (1975), « Le fétichisme de la langue », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 1, n°4, juillet, pp. 2-32.

– Drouin-Hans A.-M. (2006), « Identité », Le Télémaque, 2006/1 n° 29, pp. 17-26.

– Dubar C. (2007), « Les sociologues face au langage et à l’individu », Langage et société, 2007/3 n° 121-122, pp. 29-43.

– Eigeldinger M. (1957), La philosophie de l’art chez Balzac, Genève : Slatkine.

– Flam J. & Bouniort J. (1996), « Picasso et «Ma jolie». Vers une nouvelle poétique de la peinture » in Revue de l’Art, n°113, pp. 32-39.

– Gadet F. & Guerin E. (à paraitre), « Les données pour étudier la variation : petits gestes méthodologiques, effets majeurs », Cahiers de Linguistique, n°à paraître.

– Goffman E. (1981), Façons de parler, trad. A Kihm (1987), Paris : Editions de Minuit.

– Grossman E. (2009), « Identité, identités », Rue Descartes, 2009/4 n° 66, pp. 2-5.

– Guerin, E. (2011), « La variation effective vs la variation représentée » in Bertrand, O. et Schaffner, I. (éd.), Variétés, variations & formes du français, Palaiseau : Les Éditions de l’École Polytechnique, p. 43-54.

– Heller M. & Boutet J. (2006), « vers de nouvelles formes de pouvoir langagier ? Langue(s) et identité dans la nouvelle économie », Langage et société, 2006/4 n° 118, pp. 5-16.

– Henri-Panabière G. (2010), Des « héritiers » en échec scolaire, Paris : La Dispute.

– Hymes D. H. (1984), Vers la compétence de communication, Paris : Hatier-CREDIF.

– Kaufmann J.-C. (2004), L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris : Hachette.

– Keucheyan R (2002)., « Identité personnelle et logique du social », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XL-124 | 2002, mis en ligne le 01 décembre 2009. URL : http://ress.revues.org/592

– Levi G. (1989), « Les usages de la biographie », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n° 6, pp. 1325-1336.

– Ville I. & Guérin-Pace F. (2005), « Interroger les identités : l’élaboration d’une enquête en France », Population, 2005/3 Vol. 60, pp. 277-305.